J'ai 16 ans. Je suis secrètement amoureux de D. Mais je suis encore plus timide qu'amoureux. Et D a un super appareil photo. Elle aime la photo, et moi, par attraction pour elle, je commence à m'intéresser beaucoup à la photo. De plus en plus, et progressivement l'amoureux de D devient surtout amoureux de la photo. Elle me prête son appareil, et moi je n'ai rien, si ce n'est ce besoin de m'immerger dans ce que je vois au travers du viseur, comme recréer le monde au travers de l'objectif, l'aspirer dans ma sensation, faire 1 avec l'image de l'instant que je perçois. Mais tout ça reste un peu flou encore. Je n'en prendrais conscience que des années plus tard.

Beaucoup de personnes aiment le développement en chambre noire. Voir apparaître l'image, comme par magie. Interférer sur la profondeur des noirs, éclaircir les ombres quand elles sont de trop, recadrer … Personnellement je déteste ça. J'ai l'impression persistante de perdre mon temps. En fait la seule chose qui compte pour moi, je n'en prendrais conscience que bien plus tard, c'est l'instant où le temps se suspend, où je ne fais qu'un avec l'image que je perçois, que tout autour, tout disparaît... je capte l'instant parfait.

J'abandonnerais rapidement la photo, je suis bien loin de pouvoir m'offrir un appareil, et les développements, c'est pas mon truc. La photo revient vers moi quelque 20 ans plus tard à la naissance de mon fils. J'achète un Nikon d'occasion, c'est encore le temps de l'analogique, et je fusionne avec mon fils, je le mitraille ... c'est une histoire d'amour, encore, mais le coût du développement bride ma créativité, et je suspends à nouveau la passion de la photo.

La photo reprend dans ma vie au début des années 2000. Je viens de me lancer dans le projet d'un lieu artistique, la Chapelle, une église désacralisée dans un quartier gitan, véritable Harlem de Montpellier. Ce projet deviendra LE projet culturel de territoire, mais je n'en ai encore aucune conscience.

Je rachète un petit appareil numérique compact grand public. J'ai besoin de capter ces moments de vie, ces images merveilleuses qui jalonnent les diverses étapes de ce projet, les transformations de ce lieu étonnant qui nous accueille et me renvoit la sensation d'un devenir possible. Le numérique me rend la photo accessible finançièrement et me permet de capter les instants de vie, au fur et à mesure que la relation avec les habitants du territoire se détend, que les gitans du quartier m'adoptent au sein de leur communauté. J'essaye de garder une mémoire , de ce que je perçois, de ce que nous vivons ... et qui me remplit d'une sensation d'éphémère, de fugace. Avec l'objectif j'essaye de capter et de rendre éternelle la vie.

"Tu dois les aimer, pour pouvoir les photographier comme ça!" s'exclame Lili, une gitane en aperçevant les photos que je fais. Elle a raison, et j'en prends conscience… En moi coule l'amour, de l'autre, de la vie, de la beauté intérieure … que je capte dans le regard, dans le corps des autres... et de moi-même.

Je fais des photos presque goulûment. J'aspire en moi les personnes que je traque au travers du viseur, essayant de capter leur être intérieur, leurs sensations, leurs instants de vie, d'être. Souvent le résultat n'est pas comme je le voudrais, pas à la hauteur de ce que je ressens en l'autre, en moi, par effet-miroir. J'essaye de traquer ces instants de perfection, ces instants d'éternité. Une seule solution se présente sous mes yeux: laisser faire, attendre de changer mon regard, re-découvrir les images telles qu'elles le sont devenues.