Je découvre la danse, celle de Béjart à Bruxelles, un peu par hasard. Une amie, dont j'étais un peu amoureux, m'entraîne à un spectacle. Jorg Donn tient le rôle de Nijinski clown de Dieu, en symbiose avec la musique de Pierre Henry. C'est un coup au ventre qui ne peut me laisser indifférent. Je plonge dans l'univers de la relation musique et danse. Quelques années plus tard je travaillerai au conservatoire de Béjart. Je rencontre Béjart. Entre nous s'installe une relation de silence, de regards, de présence, et de sourire bienveillant de sa part - de mon côté je suis figé sur place, dans une dimension autre, tel un animal arrêté dans son élan, à observer ses yeux qui me scrutent.
A chaque fois il rompt l'instant figé par un sourire bienveillant et complice dans ses yeux.

Je viens accompagner les cours d'Anne-Marie au conservatoire de Béjart. A chaque cours je transporte ma paire de congas, et j'arrive très à l'avance, pour observer le cours de danse classique. Je ne comprends rien à ces corps préadolescents, magnifiques, des David de Michel-Ange et des nymphes déesses irréelles de perfection et de sensualité. Je ne comprends rien non plus à cette relation entre ce que je joue et ce que les corps font. Ces élèves suivent ce que le professeur leur montre, et le tout est reglé comme du papier à musique. Anne-Marie en montrant l'exercie aux élèves, me chante une mélodie rythmique que je retiens et que je vais jouer, jouer encore et encore, en boucle, en brodant dessus, inventant des variations, élaborant des structures comme des chansons ... jusqu'à ce qu'elle m'arrête ... à la fin de l'exercice, comme à un feu rouge. Et moi, à chaque fois je dépasse la ligne blanche. Je n'ai pas perçu la fin de l'exercice. D'ailleurs je ne perçois rien en fait. Je ne comprends pas du tout la relation qui existe entre ce que je joue et ce que les danseurs font.

Chaque fin de cours est un concert délire qui sert de support à cette variation que les groupes de danseurs répètent. Ils s'élancent, de plus en plus. L'énergie déborde de nos corps, de nos cœurs. La salle est chaude, moite de transpiration. Les miroirs sont couverts depuis belle lurette de ruissellement de sueur, de condensation. Les danseurs et danseuses se sont transformés en fauves. La tribu nous entraîne encore et encore. Elle ne veut s'arrêter, ne veut rompre ce tourbillon, ce carroussel d'energie pure, cette energie pure à l'instar d'un orgasme qui guette afin de nous submerger. Moi aussi, je suis presqu'en transe, luisant de sueur. Je relance, je suis l'élan des danseurs et me jette afin de participer à cette montée permanente de puissance, de jouissance. Nous ne faisons qu'UN.

Je n'ai gravi que progressivement ce transfert du corps de la danse dans celui de la musique. Cette rencontre a demandé 6 mois, de doutes, de questionnements, de vide. Qu'est-ce qu'ils font ces danseurs … et surtout : quel est le lien entre ce que je fais et ce que font ces apprentis-danseurs. Un jour, tout s'éclaire. Pas tout, mais juste une lueur entre ma perception du corps d'Anne-Marie en mouvement, le chant qu'elle utilise, et les coups que je frappe sur les peaux, les melodies que je joue. Cela se passe de peau à peau. C'est intime. Cela se passe dans les corps, celui des autres, le mien ... C'est une rencontre sensuelle, de corps à corps, une sublimation des sens exacerbés, des chairs de l'intérieur ... à distance. Moi derrière les instruments de musique, dans le corps de l'autre, qui m'initie à toutes les sensations de ce corps qui bouge, qui sent, qui vit ... Je vis dans le corps de l'autre, à distance. La danse devient ma partition.

Anne-Marie m'a appris à entrer dans le corps de l'autre. Je lui en suis infiniment reconnaissant. Elle a ouvert la porte à ma collaboration avec des danseurs, des chorégraphes très divers. J'ai appris à lire les corps par l'intérieur. Et je me suis beaucoup exercé, des jours, des semaines, des années. J'ai voyagé dans le corps des autres. Au delà des techniques spécifiques de la danse... bien sûr, il y a des corps auxquels je suis plus sensible, qui me font vivre plus de sensations que d'autres ... n'est-ce pas comme ça que ça se passe dans toute relation physique qui touche à l'intime ? Ensuite d'autres chorégraphes m'ont appris d'autres choses, de musicien je deviens compositeur, pour de vrai. J'apprends les métiers, les savoir-faire, les techniques en me battant contre ma propre inertie. J'apprends en permanence, la curiosité de l'exploration est mon moteur. J'ai appris à voir l'espace, l'écriture des corps entre eux, dans cet espace... à écouter l'espace ... Pour cela je remercie Dominique, beaucoup, vraiment beaucoup. Son enseignement, sa manière de travailler plutôt, le respect qu'il a envers ses danseurs, et de la musique ... tout ça va me traverser et m'accompagner durant des décennies ... Il y a aussi Germaine pour la rencontre avec la terre, Rui pour la dramaturgie, le sens de la scénographie, Michel pour la confiance en l'instant, en l'être ... et tant d'autres.

Dès mon arrivée à Montpellier, je délaisse les accompagnements de chanteurs, les rencontres avec les musiciens de jazz. Je me consacre exclusivement à la danse. Je joue ma propre musique. Pendant des années je vais travailler seul, explorant les instruments, les sonorités, intégrant progressivement la composition en studio multipiste, qui me permet de créer mon propre accompagnement, d'enregistrer progressivement tous les instruments. J'invite progressivement des chanteurs et des musiciens à venir s'accaparer de ma musique, à rejoindre une sorte de requiem à la Vie. Le don de soi permanent.

En 1983, lors de l'enregistrement en studio d'enregistrement, de mon 1er disque à mon nom, un 33tours, je découvre un DX7, tout neuf, qui trône dans les locaux. Yamaha vient de sortir ce synthétiseur à la technique révolutionnaire, et je reste ébahi par la diversité et la beauté des sons. Quelques mois plus tard, mon père me l'offre et le fait transporter par mon frère qui vient passer quelques jours chez moi. Je passerais tout l'hiver, tout mon temps libre jusque tard dans la nuit, un casque audio sur la tête, à explorer les sons, à ouvrir la voie de mes prochaines compositions musicales.
L'outil digital vient d'entrer dans ma vie de compositeur.